Coût franc

Publié le 11 septembre 2023 à 11:34

Entretien avec l'économiste et professeur Pierre Rondeau pour "Coût… franc. Les sciences économiques expliquées par le foot" (2016)

 

Qui a eu le plus de plaisir à écrire ce livre : le passionné de football ou le professeur
d’économie ?
J’ai commencé à réfléchir à la rédaction de Coût Franc lorsque je donnais des cours en SES au
lycée. J’étais alors dans un lycée plutôt difficile et je n’arrivais pas à capter l’attention des élèves
malgré ma passion pour l’économie et la sociologie. Néanmoins, parler de football et de sport en
général semblaient les intéresser, j’ai donc commencer à construire des leçons avec des
exemples précis, des faits d’actualité, illustrant tel ou tel chapitre. Ça les a tout de suite captés.
Ma première motivation a donc été la pédagogie, l’approche alternative et nouvelle des cours en
économie et en sociologie. Pour un professeur, c’est toujours très gratifiant de transmettre son
savoir à une classe et qu’elle en ressorte motivée et intéressée. Mais quoi de mieux que de
favoriser la transmission et le partage avec ma passion qu’est le football ?
Le plaisir de l’écriture a donc été décuplé, écrire des leçons d’économie et de sociologie tout en
parlant de foot, détaillant des références sportives et citant des anecdotes précises. J’ai adoré !
Depuis longtemps, je pense que le professeur doit s’adapter à son public, à ses élèves, à ses
étudiants. Il ne doit pas arriver sûr de lui et imposer sa méthodologie, quel que soit sa classe. Au
contraire, il doit se remettre en question en permanence, changer de pédagogie et de discours en
fonction de chaque physionomie. Avec Coût Franc, je m’adresse aux fans de foot qui ont le désir
de (re)découvrir les sciences économiques et sociales. Tant que cet objectif est réalisé, je suis
content. C’est surtout cela qui a motivé la rédaction de ce livre.

 

Pour le lecteur non-averti pouvez-vous expliquer pourquoi le football est un « fait social
total » (terme de Marcel Mauss) ?
Marcel Mauss définit le fait social total comme un fait qui « met en branle dans certains cas la
totalité de la société et de ses institutions ». Autrement dit, il s’agit d’un élément social qui peut
être abordé de n’importe quelle façon et qui peut tenir compte de l’ensemble des organisations
et des institutions de la société. Par exemple, l’éducation peut être considérée comme un fait
social total : elle dérive de la socialisation primaire, de l’éducation des parents, de la famille, mais
aussi du groupe des pairs, des fréquentations, des médias, des institutions, de l’école, de la ville,
de la culture, plus loin encore, de la hiérarchie symbolique, de la stratification sociale, etc.
Pour Marcel Mauss, « la société s'étudie dans son ensemble par une décomposition, puis une
recomposition du tout. Ce sont des systèmes sociaux entiers, des tous, dont on doit chercher à
recomposer le sens en décrivant leur fonctionnement ». Le fait social total englobe tout et permet
d’aborder tous les éléments sociaux. Précisément comme le football.
Avec ce sport mondial, on touche les relations sociales professionnelles, le rapport hiérarchique
joueur/coach, les relations symboliques avec les supporters, les relations économiques avec les
médias et les sponsors, l’apprentissage avec la formation et la socialisation, les conflits de classe
entre les groupes, les adversaires, etc.
Tout peut être analysé et étudié avec le football, c’est bel et bien un fait social total et c’est ce qui
rend Coût Franc tout aussi intéressant.

 

Vous expliquez en introduction que « nous n’allons pas étudier le ballon rond à travers
ces matières mais, cas inédit, étudier les sciences économiques et sociales à travers le
ballon rond. » Un renversement de perspectives pour mieux faire passer le programme
des SES aux étudiants ?
En économie du sport, on peut considérer qu’il existe deux écoles. La première, que j’appellerai
« école nord-américaine », est celle soutenue par le Journal of Sports Economics, avec des auteurs
célèbres comme Simon Kuper, Stefan Szymanski, Chris Anderson, Ignacio Palacios-Huerta ou
David Sally, prend le football comme un objet permettant d’illustrer ou de justifier des théories,
des phénomènes. Le tireur de penalty devient un cobaye d’expérience pour prouver l’existence

du minimax ou expliquer la théorie des jeux ; les données de jeu permettent d’affirmer ou
d’infirmer la théorie du salaire d’efficience en économie, etc. C’est une démonstration par
l’induction, on utilise le football comme moyen d’illustration des grands préceptes théoriques.
A l’inverse, la seconde école, que je nommerai « école française », représentée par le CDES,
Wladimir Andreff, Bastien Drut, Christophe Lepetit ou Jean-François Bourg, raisonne par
déduction et sert le football. Elle applique des théories scientifiques (en économie, en sociologie,
en mathématiques, etc) au cadre footballistique afin de le soutenir et l’aider face à ses
problèmes. Le chercheur vient apporter ses connaissances en matière de comptabilité, de
gestion, pour mettre en place un business-plan pour tel ou tel club, mettre en place une
régulation financière (comme le fair-play financier), etc. L’école française sert surtout le sport et
non la science en général.
Concernant Coût Franc, je pense mettre associé à l’école Nord-Américaine, avoir utilisé le
football avant tout faire faire avancer la connaissance vulgarisée en SES. J’ai utilisé le football
comme un objet d’étude, illustrant les différents chapitres des sciences économiques et sociales.
Le foot au service des SES et non l’inverse.

 


Expliquer l’approche marxienne de la lutte des classes à travers l’exemple du débat de
vestiaire entre Laurent Blanc et ses joueurs à la mi-temps d’un match à Toulouse en 2014,
c’est votre plus belle réussite ?
En sociologie des conflits, deux cas de figure peuvent se présenter. Soit un conflit entre deux
membres peut illustrer un désordre social, signe d’une anomie, d’une faiblesse de lien, et être
responsable, à terme, d’une crise plus grave. C’est la vision du sociologue Français Emile
Durkheim, qui s’inquiétait des conflits et qui considérait que l’Etat devait tout mettre en œuvre
pour les éviter le plus possible. Soit le conflit est le moyen de faire avancer la société, de la faire
bouger de son socle afin d’aller vers autre chose, un nouveau paradigme, une nouvelle façon de
faire. C’est la vision de Karl Marx, qui voyait les conflits comme le signe du progrès social.
Voyez cela comme dans un couple. Une engueulade peut soit être le signe d’une tension qui
risquerait d’aller vers la séparation (d’après Durkheim), soit l’occasion de se dire les choses et de
faire avancer la relation, de corriger les défauts (d’après Marx).
Pareil pour un club de football. Des conflits entre les joueurs, entre les joueurs et le coach,
illustrent différents événements, différentes possibilités. Dans le cas du match TFC – PSG, en
2014, les joueurs étaient rentrés en conflit avec leur coach, Laurent Blanc, car ils ne croyaient
pas en sa formation. Ils l’avaient ouvertement critiqué et lui avaient demandé de changer. Un
moyen de faire avancer la dynamique collective : ce conflit a permis à Laurent Blanc de
comprendre ses erreurs, il a changé de tactique et a retourné la situation. Ce conflit, cette crise
ouverte, a été un facteur d’amélioration sociale.
Si Emile Durkheim avait dû analyser ce phénomène, il aurait dit que le conflit entre Blanc et ses
joueurs était le signe d’une « anomie sociale », d’une perte de liens entre les deux groupes de
l’organisation et que le risque aurait pu être la défaite voire le licenciement de l’entraîneur. Rien
de tout ça n’est arrivé : la sociologie, au même titre que l’économie, n’est pas une science exacte.
Personne n’a raison, personne n’a tort.

 


Cet ouvrage est un vrai manuel pédagogique « éco-socio » qui se destine finalement à quel
public ?
A tous les passionnés de football qui souhaiteraient (re)découvrir, très facilement, les sciences
économiques et sociales. Des lycéens aux retraités. A tout le monde en quelque sorte.

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